REGLEMENTATION
Trente ans après, faut-il transformer le décret pain ?
Il fête ses 30 ans en septembre et a activement participé au sursaut qualitatif de la filière blé-farine-pain : le Décret Pain a institué la baguette de Tradition française et ses déclinaisons, interdisant le recours à la surgélation ou aux améliorants de panification pour ce produit. Au fil des années, ce texte a fait l'objet de critiques de la part d'acteurs et observateurs de la profession, regrettant son caractère incomplet : trop centré sur la baguette, trop permissif quant à l'usage d'enzymes ou de gluten sec, ... chacun des anniversaires rappelle à ses détracteurs leurs vélléités de transformation de la loi, largement exprimées dans les médias ou au travers des réseaux sociaux.
Des critiques fréquemment répétées
Face aux difficultés rencontrées par la filière et à la baisse chronique de consommation de pain, passée sous les 100g par jour et par personne, ces reproches pourraient trouver un nouvel écho : imposer de nouvelles règles en terme de composition, interdisant cette fois tout ajout aux farines (qui seraient alors "natives") pour l'ensemble des pains, avec une nouvelle classification et des teneurs en sel strictement codifiées... autant de propositions formulées par des personnes telles que Christian Rémésy, ancien directeur de recherche au sein de l'Inrae. Ces idées sont loin d'être nouvelles, tout comme celle d'enrichir les produits de panification de légumineuses ou de farines variées telles que celle de soja. Répétées à de multiples reprises, elles n'ont pour l'heure trouvé qu'un public limité.
La boulangerie n'est pas la seule responsable de la perte d'importance du pain
Une telle évolution réglementaire parviendrait-elle à "sauver le pain", puisque c'est l'objectif affiché ? Porter une telle affirmation serait simplifier la situation et l'évolution globale de la consommation, dans laquelle le pain a vu son importance réduite, pas uniquement pour des questions de perte de confiance ou de qualité, mais également de par le développement de nouvelles habitudes alimentaires. Malgré l'attention croissante portée à la nutrition, la montée en puissance des produits moelleux ainsi que des propositions pré-emballées, dont les allégations "santé" ne sont pas toujours marquées, témoigne du fait que les attentes des consommateurs sont multiples, complexes et pas uniquement centrées sur des sujets propres à la boulangerie en elle-même. En définitive, si le pain doit demeurer le coeur de métier d'un artisan boulanger, il est indispensable de sauver la boulangerie en premier lieu, pour espérer sauver le pain ensuite.
Sauver la boulangerie pour sauver le pain
Sauver la boulangerie, c'est la repositionner dans le quotidien des français en développant ses missions de service et son caractère "expérientiel". Le service, c'est aussi être en mesure d'avoir une offre de produit adaptée aux attentes de ses clients, que ce soit en terme de formats, de praticité d'usage ou encore de conservation. Petits formats, produits pré-cuits (pains cuits au 2/3, le client pouvant conserver le produit au frais ou au congélateur pour terminer la cuisson au moment souhaité) ou surgelés à remettre en oeuvre, pains moelleux pré-emballés à la durée de vie naturelle de 5 à 7j, ... autant de sujets sur lesquels peut adresser les attentes de ses clients, sans se détourner de son coeur de métier. Pour l'expérience, il s'agit de faire d'une boulangerie un lieu de découvertes et de partage autour du goût : dégustations, lancement régulier de nouveautés, interventions de producteurs locaux, développement de concepts "pop-up" en partenariat avec d'autres entreprises, ... de quoi démontrer la vivacité d'un commerce, avec des investissements maîtrisés et un réel impact sur l'activité.
Des progrès réels au sein de la filière
Malgré les critiques émises sur le caractère insuffisamment vertueux des pratiques au sein de la filière blé-farine-pain, de nombreux progrès ont pu être observés ces dix dernières années : signature d'un accord en 2022 pour la réduction du taux de sel dans les différentes catégories de pains, effort de reformulation sur les mélanges meuniers (couramment appelés pré-mixes), retour en grâce de la panification au levain naturel sur base de farines "brutes", développement de farines sans gluten ajouté... De telles actions sont le fruit d'un travail collectif, associant le monde agricole, la meunerie et les artisans boulangers. Imposer une réglementation aussi pointue et restrictive pourrait avoir des effets contre-productifs. Lors du récent Congrès du Snacking, l'ingénieur agronome et sociologue de l'alimentation Eric Birlouez insistait sur la notion de "sincérité" plutôt que celle de "transparence", fréquemment utilisée : il s'agit non pas de détailler l'ensemble de ses méthodes et engagements mais de répondre de façon précise et pertinente aux interrogations des clients lorsqu'elles surviennent. En effet, une trop grande quantité d'informations, à l'interprétation parfois incorrecte, peut s'avérer inutile et concourir à faire perdre de la valeur à une démarche pourtant engagée. L'enjeu est donc de trouver un bon équilibre entre communication et pédagogie, tout en impliquant quotidiennement les équipes de vente dans cet effort.
Enfin, prétendre apporter une solution en la basant sur la coercition se résume à ignorer la situation vécue sur le terrain, à la fois par les boulangers et leurs fournisseurs. Face à la crise énergétique et à l'inflation, les marges se sont contractées. Qui pourrait supporter le coût non négligeable que représenterait une telle transformation, imposant aux artisans et aux meuniers de revoir leurs recettes ainsi que les étiquetages associés ? A cela s'ajoute une problématique de main d'oeuvre et de formation : non seulement les profils qualifiés sont parfois complexes à recruter, mais le savoir-faire nécessaire pour mener certains types de fermentations et réaliser des produits à la hauteur des ambitions nutritionnelles que portent les défenseurs de telles évolution n'est pas détenu par l'ensemble de la profession. Les fonds dédiés à la formation professionnelle de l'artisanat ayant été récemment réduits, il semblerait difficile de réaliser la montée en compétences nécessaire à court terme. Au delà des louables intentions, le réalisme s'impose : 30 ans après, le Décret Pain semble difficilement transformable... la filière ayant déjà muté et continuant à le faire, sans attendre la réglementation.