TENDANCES
Quand la boulangerie se mue en start-up
Levée de fonds, tour de table, investisseurs, ... autant de mots qui semblaient éloignés de l'univers laborieux de la boulangerie-pâtisserie. Pourtant, sous l'impulsion de plusieurs entrepreneurs en pleine ascension sur le marché du pain et des gourmandises boulangères, ce sont de véritables start-up qui se développent et affirment de grandes ambitions, tout en reprenant des codes propres à l'univers des nouvelles technologies.
Nous avions déjà évoqué, en début d'année, l'entrée de l'homme d'affaires Stéphane Courbit au capital de Liberté, une enseigne parisienne de boulangerie-pâtisserie fondée par Mickaël Benichou. Toujours dans la capitale, le mouvement s'accélère : Christophe Michalak, pâtissier star de sa génération, s'est entouré de Didier Tabary (ancien propriétaire de Filorga et à présent du groupe Kresk) pour se développer en France et à l'international. Contre 70% du capital de l'entreprise, l'artisan a obtenu un soutien pour mener un plan visant à six ou sept le nombre de boutiques françaises, aussi bien côté pâtisserie que boulangerie, puisque la marque est présente sur les deux terrains depuis l'ouverture de la Boulangerie Michalak au 60 Rue du Faubourg Poissonnière (Paris 10è). L'international est également visé, que ce soit en Asie ou au Moyen-Orient.
Le story-telling adapté à la boulangerie
Plus jeunes mais non moins ambitieux, Marie Debié et Augustin Rivoire, à l'origine de la boulangerie Tranché (62 Rue Marguerite de Rochechouart, Paris 9è), viennent d'annoncer une levée de fonds de 3 millions d'euros afin de se développer en Ile-de-France. Leur premier point de vente n'est ouvert que depuis décembre 2022 mais le duo compte déjà imposer sa marque en "bousculant les codes de la boulangerie de quartier" et "d'apporter de la modernité, de la sensualité à la boulangerie traditionnelle". Ajoutez à cela un "tour de France des producteurs" pour sélectionner les meilleures matières premières et vous obtenez un story-telling taillé sur mesure afin d'attirer une trentaine d'investisseurs, dont des noms reconnus tels que Francis Nappez (BlaBlaCar) et Xavier Zeitoun (Zenchef). 4 boutiques sont déjà planifiées dans les 12 mois, avec notamment une ouverture mi-juin dans le 17è arrondissement puis à la rentrée dans le Marais (4è arrondissement). Ces nouvelles boulangeries pourront compter sur l'appui d'un laboratoire central déjà opérationnel. Le rêve de l'international fait déjà partie des plans de Tranché, ce qui nécessitera sans doute de renforcer les fondamentaux de l'entreprise afin d'en pérenniser le développement.
Ces deux étudiants d'HEC ont fait de Tranché leur projet de fin d'études et mettent en oeuvre autant leur carnet d'adresses que leurs compétences fraîchement acquises en marketing et en commerce pour attirer une clientèle sensible aux dernières tendances. Le rattachement à la boulangerie-pâtisserie ? Une courte expérience en restauration pour Augustin, un CAP pâtissier et aïeuls passionnés de sucré chez Marie.
Une tendance montante, participant à la structuration du marché
Si la capitale est le terrain de jeu privilégié de ce type d'entreprise au développement express -on peut également citer des marques comme BO&MIE, qui a annoncé récemment l'ouverture d'une boulangerie supplémentaire proche du BHV Marais-, le phénomène se répand plus largement : Céline et Nicolas Bécam ont réuni 2,5 millions d'euros fin 2022 pour accélérer le développement de leur réseau, tandis que Sophie et Olivier Lebreuilly se sont entourés du fonds d'investissement FrenchFood Capital à l'automne 2020 par une prise de participation majoritaire.
Chez Feuillette, à l'inverse, on cultive le goût de l'indépendance, son fondateur demeurant seul maître à bord. Pour autant, dans son siège social installé en périphérie de Blois (41), l'entreprise reprend de nombreux codes de l'univers des start-up, avec des espaces de détente particulièrement soignés.
Point commun de ces figures montantes du paysage boulanger, une grande agilité, leur permettant de réagir aux crises et transformations de la filière avec efficacité. Il ne s'agit pas une uniquement d'une question de structure mais également d'état d'esprit : libérés des codes traditionnels du métier, ils s'ouvrent plus largement aux opportunités qu'offre le marché. L'innovation boulangère qu'ils déploient associe des outils modernes de gestion et de relation client à des gammes adaptées aux attentes des consommateurs. Seule limite à cette dynamique et à leur développement : les difficultés de recrutement en personnel qualifié, qui deviennent un véritable défi quand les structures grandissent. Même si la puissance des marques peut rendre les entreprises plus attractives, cela impose d'aller plus loin dans l'effort porté en direction de l'amélioration des conditions de travail... et, dans ce métier, l'installation d'un baby foot ou d'une salle de sport se révèlerait largement insuffisante.
Le grand dynamisme affiché par ces acteurs montants de la boulangerie française tranche nettement avec le marasme dans lequel semblent englués les artisans traditionnels, assommés par la répétition des crises. Pour autant, le mouvement commence à en inspirer plus d'un et de nouvelles enseignes locales, puis régionales, se développent et participent à la structuration du marché. La prochaine étape sera d'être en capacité de se munir des mêmes armes que leurs confrères issus d'un cursus entrepreneurial : si jusqu'alors les investisseurs ont privilégié l'accompagnement de marques aux ambitions nationales, ils pourraient également faire le choix de se tourner plus largement vers des "boulangers de métier". Pour y parvenir, l'évolution culturelle serait à mener au sein des deux parties : côté artisan, accepter de céder une partie de son indépendance et d'accueillir dans sa structure des individus d'autres horizons. Côté investisseur, c'est une plus large compréhension du marché qui serait à développer, en imaginant d'autres formats que de grosses opérations, visant un rendement rapide et un développement soutenu. La marche est encore haute et complexe à franchir.