COMMERCE
Penser la boulangerie artisanale hors les murs
La mutation de l’environnement commercial impose aux artisans de trouver de nouvelles façons d’exister, sans pour autant devoir miser sur des emplacements « premium » qui leur imposeraient des loyers incompatibles avec leur activité.
Plutôt que de se concevoir comme un commerce de destination, capable à elle seule de générer du trafic, la boulangerie doit à présent composer avec des partenaires, se rapprocher des autres métiers de bouche et placer son drapeau dans des lieux où on ne l’attendait pas.
Les entrepreneurs du pain sont aujourd’hui semblables à des caméléons : ils s’adaptent à leur environnement, aux problématiques du métier, et ne s’interdisent aucune option pour faire vivre leur structure. En s’installant à Landivisiau (29) il y a 17 ans, Yves Le Signor avait anticipé la nécessité de penser son métier « hors les murs », en marge du schéma traditionnel imposant l’acquisition d’un fonds de commerce, ou nécessitant l’aménagement d’un espace de vente en plus du fournil. Ce Compagnon du Devoir avait déjà un solide bagage professionnel, lui ayant permis de savoir ce qu’il « voulait faire et ne pas faire ». Malgré une formation orientée sur une approche conventionnelle de la boulangerie, il se tourne rapidement vers des produits naturels, issus de l’agriculture biologique, et une vision engagée de la filière. « J’ai reçu une formation d’excellence, mais c’est mon expérience au sein de la boulangerie Canevet (Saint-Thégonnec, 29) qui a inspiré la forme de mon projet. » C’est en effet au cœur d’un ancien corps de ferme que Philippe Canevet (qui a aujourd’hui transmis l’entreprise à son fils Yves) a imaginé dès 1986 une boulangerie atypique. Yves Le Signor fait l’acquisition d’un hangar de 200 m2 qu’il équipe avec du matériel acquis, pour l’essentiel, aux enchères. « Le plus gros investissement a été le four à bois à chauffe directe de marque Chazal, représentant à l’époque près de 30 000 euros », se souvient l’artisan. Il développe alors la vente sur les marchés, se rapproche des magasins spécialisés (principalement sous enseigne Biocoop), lesquels lui ont rapidement assuré des commandes régulières, et développe une gamme 100 % biologique. « Je ne me voyais pas mélanger bio et conventionnel. Dès lors, la question du modèle économique se posait : avec une boutique traditionnelle, je n’aurais pas réalisé suff isamment de volume pour être viable. » Porté par l’essor du label, la boulangerie Le Signor se développe, principalement à partir de 2016 : « Nous cuisions alors 22 h sur 24 le samedi afin de répondre à la demande ! Le four était devenu un goulot d’étranglement. L’investissement dans un four à granulés (de marque Polin) nous a permis de passer à seulement 7 heures de cuisson. »
Se structurer et investir dans le respect de l’humain pour préserver le projet d’entreprise
Le Breton, associé depuis 2015 à Grégory Diard, un autre Compagnon ayant rejoint la structure dès 2012, est autant un chef d’entreprise qu’un homme de convictions : « Notre modèle nous a très tôt imposé de planifier efficacement la production et la logistique, en se tournant vers des solutions informatiques adaptées : l’enjeu est de parvenir à mettre en place des jalons tout en gardant l’humain au centre de l’entreprise. Le projet se crée sur la durée, et il est indispensable de maîtriser la vitesse de croissance pour éviter un décrochage entre la direction et les salariés, qui ferait disparaître la raison d’être de l’entreprise. » Cette fidélité aux valeurs fondatrices de la structure a continué de s’affirmer lors du déménagement dans un nouveau local de 600 m2, situé à Saint-Thonan (29). « De par ma formation de boulanger-pâtissier, j’ai toujours voulu développer une gamme sucrée, elle aussi 100 % biologique. C’était un véritable challenge à l’époque avec la faible disponibilité des ingrédients nécessaires, mais toute l’équipe partage cet état d’esprit. Dans notre nouvel atelier, où nous avons à présent une boutique, nous avons lancé une gamme de snacking avec les mêmes engagements : ici, le challenge est la maîtrise des coûts pour préserver l’accessibilité des produits, mon parti pris étant depuis le début de placer l’alimentation durable à portée de tous. » La boulangerie Le Signor a réussi son pari : en se plaçant au plus près des clients grâce à de nombreux distributeurs et en faisant du produit la raison principale d’achat (et non le seul label Bio), l’entreprise a prouvé la pertinence de son modèle.
Placer la boulangerie sur le chemin des consommateurs et au cœur de nouveaux espaces commerciaux
Dans un environnement où la grande distribution semblait avoir imposé son tempo, la volonté exprimée par les consommateurs de revenir vers leurs commerces de proximité se fait toujours plus forte : dans le cadre du sondage réalisé par Statista pour l’opération Shop Small d’American Express au printemps 2023, la moitié des Français interrogés (50 %) mettaient en avant leur souhait de soutenir les petits commerces. Ils étaient 47 % à préférer s’y rendre vis-à-vis des autres types d’offres, soit une progression de 2 % en un an. De quoi valoriser le développement des nouvelles halles de marché qui se déploient progressivement sur le territoire, portées notamment par l’entreprise Biltoki. L’entreprise fondée en 2009 et dont le nom signifie en basque « l’endroit qui rassemble » fédère des acteurs de l’artisanat local dans 10 villes (Bordeaux, Rouen, Issy-les-Moulineaux, Angers...) et prévoit déjà 15 ouvertures supplémentaires. En plus d’une offre de restauration qui participe au caractère convivial du lieu, ces halles de marché nouvelle génération (où les commerçants sont, de fait, sédentaires) accueillent quasi systématiquement un boulanger et/ou un pâtissier. À Rouen (76), c’est le Meilleur Ouvrier de France Christophe Cressent qui a rejoint l’aventure dès l’ouverture des Halles Agrivin au printemps dernier.
En région parisienne, Nicolas Marnay s’est déployé au sein des Halles d’Issy. Une opportunité qui s’est imposée de façon naturelle, puisque le boulanger disposait déjà d’un point de vente à proximité « ce qui nous permet de livrer du pain frais tout au long de la journée, la cuisson de la viennoiserie et la préparation restant réalisées sur place pour plus de fraîcheur », précise-t-il. Associé à Thierry Cotillard, propriétaire de plusieurs magasins sous enseigne Intermarché et président du groupement de distribution Les Mousquetaires, l’artisan-entrepreneur était déjà rompu au fait de s’implanter sur des emplacements atypiques : à Boulogne-Billancourt (92), il possède en effet une boulangerie « traditionnelle » positionnée à l’entrée d’un supermarché. « L’association entre un boulanger et un commerçant est particulièrement fructueuse : chacun apporte son savoir-faire. Nous voulions faire rentrer une offre artisanale dans la grande distribution, un pari aujourd’hui réussi puisque nous atteignons le million d’euros de chiffre d’affaires annuel sur ce point de vente après 3 ans d’activité », détaille Nicolas Marnay, qui reconnaît l’importance d’affirmer le caractère artisanal de l’offre sur ce type d’emplacement pour une meilleure lisibilité auprès du client. « L’offre d’un supermarché et celle d’une boulangerie sont très complémentaires et génèrent mutuellement du trafic. » De quoi envisager d’autres projets dans ce même format, en plus des 5 autres affaires déjà exploitées à Paris et en proche banlieue.